dimanche 29 janvier 2012

La Dystopie

«Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins parfaite et plus libre
  Citation de Nicolas Berdiaeff, philosophe russe du XXème siècle. Il s'agit de l'épigraphe qui introduit l’œuvre Le Meilleur des mondes. Elle cloue au pilori l’utopie et invite les intellectuels à l’éviter pour échapper au piège idéologique qu’elle tend, c'est à dire dériver vers la dystopie. Une dystopie,  ou contre-utopie est une forme de récit de fiction se déroulant dans une société imaginaire dont les défauts y sont dénoncés. Cette société est organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur, elle est souvent associée à des régimes totalitaires tels que le nazisme, le fascisme ou le bolchévisme stalinien. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose une société des pires qui soient. La différence entre dystopie et utopie tient moins au contenu qu'à la forme littéraire et à l'intention de son auteur. En effet on constate que nombres d'utopies positives peuvent se révéler effrayantes.
  En fiction, la Dystopie est un reflet d'une société, jugée imparfaite par l'auteur. Par une caricature de celle-ci accentuant ses défauts, voire en se projetant dans le futur il veut révéler au public ce qui, selon lui sera l'aboutissement de cette société. Les dystopies ont pour but de critiquer la société actuelle. Cela peut être fait par le biais de son gouvernement, de son économie, d'une manipulation de masse, d'une dénonciation de  l'aveuglement de la population... 
  Nous étudierons à l'aide de deux œuvres de fiction dans quelles mesures les dystopies de fiction tentent à corriger notre société.
  La première de ces œuvres est Le Meilleur des mondes (Brave New World) d'Aldous Huxley, il s'agit d'un roman d'anticipation paru en 1932. C'est une projection dans l'avenir de la société selon son auteur. Dans cette société, la reproduction sexuée telle qu'on la conçoit a totalement disparu ; les êtres humains sont tous créés en laboratoire, les fœtus y évoluent dans des flacons, et sont conditionnés durant leur enfance pour adhérer à une hiérarchie sociale, à des émotions préconçus et à des décisions régies par une volonté de productivité de la société dans des perspectives de reproduction des individus comme des loisirs. Le Meilleur des mondes dénonce les méfaits de l’utopie en tant que conceptualisation fausse et assujettissante.
  La deuxième œuvre est Metropolis, un film expressionniste réalisé en 1927 par le réalisateur Autrichien Fritz Lang, le film est muet et en noir et blanc. Il présente Metropolis, la cité de l'avenir gouvernée d'une main despotique par Joh Fredersen. La ville est divisée en deux secteurs : la partie haute, la ville des maîtres où vit la haute société, et la partie basse, où résident des ouvriers qui assurent le fonctionnement de la cité.

  Tout d'abord, nous étudierons comment sont instaurées les hiérarchies dans ces deux sociétés et surtout, l'homme étant l'élément central d'une société quelle qu'elle soit, nous verrons quelles sont les conséquences de ces hiérarchies sur les individus de ces sociétés.
  Dans Le Meilleur des mondes, la société est divisée en sous-groupes, des castes, allant des Alphas aux Epsilons, en fonction de leurs capacités intellectuelles et physiques. L'appartenance à l'une de ces castes ne doit rien au hasard : ce sont les traitements chimiques imposés aux embryons qui les orientent dans l'un des sous-groupes plutôt qu'un autre, influençant leur développement. Dans Metropolis, la position dans l'échelle sociale est clairement due à l'origine sociale, il n'est pas question d'ascension sociale par l'éducation. Cette scission est marquée l'architecture même de la ville :  la partie haute où vivent les familles dirigeantes entourées de magnifiques jardins verdoyants, lieu de résidence d'une minorité de privilégiés qui vivent dans le luxe et le divertissement. La partie basse elle, est la grouillante et crasseuse ville des travailleurs, où survivent des ouvriers qui assurent le fonctionnement de la cité.
  Dans les deux cas, les hiérarchies sont nettes et ne laissent aucun espoir à l'individu de s'élever dans l'échelle sociale, chacun doit être à sa place pour une productivité maximale. Pour que les "petites gens" acceptent cette pression, la société a recours à des procédés qui paraissent immoraux afin d'accentuer la portée critique de l’œuvre. Dans le roman d'Huxley, les sous-groupes coexistent avec harmonie et sans animosité, chacun étant ravi d'être dans le groupe où il a été placé. Et pour cause, des méthodes hypnopédiques (répétitions de leçons orales durant le sommeil) conditionnent le comportement de chacun dès le plus jeune âge. La sexualité est détournée pour n'être que récréative et étouffer dans l'œuf les passions amoureuses, celles-ci étant clairement source de tensions (jalousie, possessivité), et donc à bannir de cette société. De plus, l'administration distribue une drogue parfaite, sans effet secondaire appelée soma. Cette drogue a pour effet d'empêcher les habitants d'être malheureux, elle agit comme un anxiolytique.  Dans Metropolis, les ouvriers sont exploités, tout leur temps est consacré au travail dans des usines soumis à des machines avilissantes. Par ce fonctionnement, les individus n'ont pas de possibilité de rébellion, leur vie est entièrement régie par des machines sans autre perspective d'existence. Dans les deux œuvres, les populations sont dans l'aliénation la plus totale, elles sont ancrées dans un mode de vie dont elles ne peuvent s'extirper. Ainsi, dans ces deux exemples de sociétés, les hiérarchies créent des inégalités, c'est donc le fonctionnement même de la société qui limite les libertés des individus et leur empêche un bonheur personnel et/ou collectif.


  L'acceptation de la pression de la société est totale de la part des masses dans ces deux fictions. Cependant, dans ces deux œuvres ressurgissent des individus isolés qui s'opposent aux dites sociétés. Nous verrons comment ces individus se révoltent contre la morale, mais aussi la façon dont la société réagit à cette agression.
  Dans Le Meilleur des mondes, l'évocation d'un enfant né par la suite d'une relation sexuelle apparaît comme vulgaire. John a grandi dans une réserve de "sauvages", il est donc né de façon naturelle, après la grossesse de sa mère devenue dépressive car venant de la société "civilisée". Il est cependant érudit et cite Shakespeare (faisant partie des vieilles civilisations) de nombreuses fois. Lorsque John va à la rencontre de son père et le nomme comme tel : il crée un scandale. Le simple mot de "père" est considéré comme ordurier. John tente de communiquer aux gens qu'il rencontre ce que signifie les passions. Il explique qu'elles font partie intégrante de l'existence de l'homme, que c'est un besoin d'éprouver la souffrance, l'amour, le pêché, la bonté, le mal, la liberté ; toutes ces émotions qui humanisent les individus paraissent incompréhensibles dans cette société où ses membres sont dans l'aliénation constante. John apparaît donc comme un sujet de distraction, un événement sensationnel récréatif pour la population "civilisée". Metropolis, met en scène Maria, issue du milieu ouvrier, elle prend elle-même conscience de la condition de ses proches. Elle essaye de promouvoir une entente entre les classes et attend l'arrivée d'un médiateur qui apportera l'égalité. Elle tentera de faire découvrir la ville haute à des enfants de la ville basse clandestinement mais se fait repousser par les forces de l'ordre. Elle veut réellement faire changer les choses en étant active auprès des travailleurs. Son impact est limité par l'aliénation des ouvriers mais avec l'aide du fils du dirigeant de la ville, Freder Fredersen, son espoir d'améliorer leur condition devient accessible.
  Ces individus à part qui refusent la société telle qu'elle est sont isolés et sont donc minimes face à la puissance de ces régimes dictatoriaux. Ces régimes qui ne peuvent accepter aucun débordement pour le bon fonctionnement de la société prennent donc des mesures radicales pour éviter tout risque éventuel. Dans le film de Fritz Lang, les ouvriers se rendent compte de leur condition grâce à Maria. La société choisit donc d'utiliser l'image de la jeune femme, figure de la révolte, en fabriquant un robot à son effigie qui sèmera la terreur dans la ville basse. La science fabriquée par les hommes est utilisée pour mieux les contrôler. La copie de Maria est stoppée et le film se termine par l'aboutissement d'un vrai dialogue entre les différentes classes, c'est-à-dire un dialogue sociale entre ouvriers et dirigeants. On observe un vision optimiste du réalisateur ici qui envisage comme une possibilité les changements dans une société. Aldous Huxley au contraire nous montre une société avec des mesures plus radicales et plus subtiles contre les éléments perturbateurs. En effet, lorsque John arrive dans la ville, les dirigeants le laissent agir comme bon lui semble pour que les gens ne se posent pas de question sur son éventuelle disparition. En revanche, lorsqu'un individu adopte un comportement "antisocial" il est reconditionné de façon à éviter tout débordement. De plus, les individus ayant un "individualisme forcené" sont bannis dans un no man's land car ils n'adhèrent pas à la "civilisation". Toute personne trop résistante à l'acceptation du système est donc rejeté, exclut de la société. John au contraire choisit de partir, de s'isoler, ne supportant plus le monde "civilisé", c'est la société elle-même qui le suit, fascinée par ce qu'elle ne peut comprendre. Il veut avoir vécu et choisit de se rendre dans les bois pour s'imprégner de l'essence même de la vie, il choisira de mourir plutôt que de vivre en acceptant cette pression. Le "Meilleur des mondes" parvient à résister à toutes tentatives de remise en question de la société : 
  "- Le monde est stable à présent. Les gens sont heureux; ils obtiennent ce qu'ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu'ils ne peuvent obtenir. (...) Ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s'empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma."
 L'auteur nous montre un monde où l'aliénation est si présente qu'il paraît in-envisageable de le critiquer, les habitants sont convaincus que leur vie a un sens et qu'ils sont heureux. C'est sur ce point qu'il critique notre société, il reflète notre mode de vie basé sur un perpétuelle besoin de consommation et dénonce la déshumanisation de la société passant par la banalisation des passions et la volonté d'éliminer toutes les frustrations éprouvées par les individus. La société proposée est un véritable compromis ayant son parti prix politique : Il propose une société où tout le monde est heureux sans moment de déception, permettant ainsi une meilleure productivité et un meilleur contrôle sur les masses ; mais cette société choisit également de supprimer tout comportement perturbateur et donc efface les défauts humains en les droguant.

  L'impact de ces dystopies sur notre société est difficile à déterminer. Nous devons en premier lieu savoir où se trouve la frontière avec cette contre-utopie, pour mieux pouvoir éviter de tendre vers la dystopie qui aveugle les masses pour contrôler l'ensemble de ses citoyens. En effet, les vrais changements ne peuvent avoir lieu qu'après une révolte comme on peut l'observer dans notre histoire mais aussi, et plus certainement, par une prise de conscience collective, un élan populaire choisissant de vivre autrement. L'individu doit donc rester au centre de la réflexion sur le mode vie de la collectivité. Cependant, comment la société se défendrait-elle contre un abandon et un rejet général ?

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